Anti-Tech Résistance : les dérives d’un mouvement qui divise l’écologie

Accusé de méthodes manipulatoires et autoritaires, le collectif écologiste non-violent Anti-Tech Résistance assume sacrifier la morale sur l’autel de l’efficacité, avec pour seul objectif la « Révolution contre le système technologique ». Lire la suite

On croyait la critique de la technique cantonnée aux marges des salons intellectuels ou des livres d’anticipation. Le 24 avril, à Nantes, un lycéen tue de 57 coups de couteau une camarade et laisse derrière lui un manifeste désignant ses ennemis : la “technologie” et la mondialisation [qui] a transformé notre système en une machine à décomposer l’humain”.

Le lendemain, Anti-Tech Résistance (ATR) dénonce une “tragédie mais rejoint le “constat principal” du manifeste, tout en rappelant que les actes violents et solitaires sont inefficaces : « Le système vous tuera si vous restez seuls. Organisez-vous. Cette société est condamnée. Reste à la faire s’effondrer. » 

Fondé en 2022, Anti-Tech Résistance se présente comme un mouvement révolutionnaire non-violentd’écologie radicale. Leur objectif : démanteler le système technologique pour stopper la dévastation du monde et empêcher l’extinction de l’espèce humaine”. Ils interrompent fréquemment des conférences pour appeler à la révolution, et alimentent chaque jour une communication soignée sur les réseaux.

Cette forte présence numérique leur a permis de dépasser les 10 000 abonnés sur Instagram – aidés par Nirinaytb, 100 000 abonnés, qui partage souvent les événements et analyses d’ATR. Le mouvement revendique plus d’une centaine de membres actifs en France, principalement autour de Rennes, Paris, Grenoble, Nantes, Metz et Lyon. Selon d’autres témoignages, ils seraient plutôt une soixantaine. 

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Victoria Berni-André, journaliste écologiste qui suit le mouvement depuis ses débuts, dénonce des méthodes “un peu de l’ordre sectaire” : discours absolutiste, forte hiérarchie avec des cadres sachants et des membres apprenants, logique sacrificielle, rejet du monde extérieur, prosélytisme qualifié d’“évangélisme” par Extinction Rébellion… Un signalement à la Miviludes a d’ailleurs été effectué en juin 2024. On peut néanmoins retrouver des comportements similaires dans d’autres milieux militants, mais qui, chez ATR, s’intensifient, portés par une obsession de l’efficacité où seule la fin justifie les moyens.

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Caractéristiques principales des sectes d’après la Miviludes.

Une vérité unique contre le monde moderne

Pour ATR, le “système technologique” est à l’origine de tous les maux de notre société : destruction de l’environnement, exploitation des humains et des animaux, capitalisme… Inutile de s’attaquer à ces problèmes individuellement, il faut démanteler la “Technologie” pour faire tomber toutes les têtes de « l’hydre industrielle ». Ils assument toutefois d’utiliser des technologies, comme les réseaux sociaux, qu’ils considèrent comme des outils efficaces pour atteindre leur objectif. 

Schéma tiré de Technological Slavery de Théodore Kaczynski, publié en 2010 par Feral House et repris sur le site Regressisme, souvent cité par ATR.

Ce discours a été développé par Théodore Kaczynski, alias Unabomber, ancien universitaire retiré dans une cabane du Montana pour fuir la société moderne, passé à la postérité pour ses colis piégés : trois morts, vingt-quatre blessés, et la traque la plus coûteuse du FBI. Ses écrits contre le progrès font office de « petit livre rouge » pour ATR, selon un ancien membre. Le site consacre un dossier entier à celui qu’ils présentent comme « le Marx de l’anti-tech« .

Après avoir présenté cette figure, Eli, cadre d’ATR, s’empresse de préciser : “on condamne ses actes terroristes […] nous sommes non-violents, pas par pacifisme dogmatique, mais parce que la violence n’est stratégiquement pas nécessaire.”

Les samedis, dans leur coloc’ militante parisienne, une petite dizaine de personnes se réunissent pour des formations. Cinq cadres du mouvement vivent dans cet appartement transformé en QG révolutionnaire ouvert à tous. Rétroprojecteur et PowerPoint à l’appui, ils accueillent quiconque le souhaite dans leur salon devenu atelier d’éducation populaire. L’objectif : convaincre que la « Machine » est le seul mal à traiter actuellement. On vous invite à repartir avec un bouquin de Kaczynski sous le bras – moyennant une vingtaine d’euros qui financent le mouvement et les traducteurs de l’ouvrage.

Ils ne précisent pas que les traducteurs – Alexis Adjami et Romuald Fadeau – font partie d’ATR depuis sa fondation. Nos recherches montrent qu’ils ont contribué à définir la ligne idéologique du mouvement, rédigeant une part significative du site web qui sert de manifeste. 

Dans le salon de la coloc’, on explique aussi en quoi la gauche se trompe de combat. Pour ATR, “les luttes sociales accentuent la résilience du système technologique” et “le gauchisme 1) est une synthèse des souffrances psychiques modernes et 2) nuit à la lutte révolutionnaire en attaquant les points non-sensibles du système (corrompant ainsi les mouvements par le culte de la pureté)”.

Cette focalisation dérange certains membres, car la plupart se définissent de gauche à leur arrivée. Mais la critique interne n’est pas toujours la bienvenue. Un ancien membre évoque des critiques internes « encadrées » et rarement prises en compte. « Tu récites des éléments de langage appris lors des formations« , témoigne Joseph*, ancien proche des milieux anarchistes ayant côtoyé le mouvement. 

Une hiérarchie qui demande des sacrifices

ATR revendique une structure « hiérarchique et anti-autoritaire« . Les militants sont divisés en niveaux (cadres, sous-cadres, nouveaux membres) avec des objectifs précis pour progresser : recruter, interrompre des événements écologistes pour réciter son discours et convaincre de nouvelles personnes, et surtout, participer aux formations dispensées par les cadres. 

Crédits: Alix Le Corre

La motivation est le critère principal, et la volonté de se former aussi : il existe des appréciations [évaluations par les cadres] sur est-ce que la personne est assez formée sur tel ou tel point”, explique Eli, cadre de longue date, “mais on peut aussi s’investir autrement, en donnant de l’argent, en prêtant son lieu…”

L’adhésion se fait par cotisation (1% des revenus au minimum), mais les exigences s’intensifient rapidement pour les cadres : travailler minimum 20 heures par semaine pour ATR, suivre « un entraînement physique hebdomadaire » et une « formation à l’autodéfense« .

« Nos cadres doivent se montrer pleinement dévoués à la cause et être prêts à faire des sacrifices« , précise leur site internet. Certains cadres travaillent « jusqu’à 50-60h par semaine » pour le mouvement, selon Eli.

L’organisation puise dans l’arsenal conceptuel militaire : « guerre d’usure« , “guerre d’attrition, guerre de position”, références aux théories de Clausewitz. Dans la coloc’ militante parisienne, les préceptes de l’Art de la guerre de Sun Tzu sont affichés sur le mur, à côté de posters prônant la révolution anti-tech. 

Dans un article republié dans leur revue interne “Riposte sauvage” que nous avons récupérée, ATR justifie cette structure :

« Un changement radical d’ordre politique ne résulte pas d’une décision prise collectivement, de façon démocratique. Un petit groupe déterminé se constitue autour de nouvelles idées autrefois en marge de la société et cherche à obtenir de la puissance en s’appuyant sur ces idées. »

Des pratiques de « noyautage » dénoncées

Pour attirer de nouvelles recrues, ATR utilise fréquemment l’image d’Extinction Rébellion (XR) – mouvement écologiste identifié à gauche – qui s’est pourtant désolidarisé d’ATR à maintes reprises. XR Rennes et XR Metz sont aujourd’hui des groupes “noyautés et contrôlés” par des membres d’ATR, d’après XR France. 

En réponse, ATR revendique le  “principe 10” d’Extinction Rébellion qui prône “l’autonomie des groupes locaux”. “Nous on travaille avec les groupes locaux, on n’usurpe pas l’identité d’XR France”, ajoute Eli.

En février 2025, XR avertit ses membres :

ATR utilise les cercles militants pour faire de l’évangélisme […] s’invite dans des boucles XR et force leur présence durant les réunions malgré la décision des rebelles [militants XR] de ne pas les inviter« 

Lucie* et une camarade racontent avoir été harcelées en ligne par une militante d’XR se présentant comme « consultante » d’ATR. « C’était épuisant, ça s’est limité aux réseaux internes mais ça a entraîné le départ de l’une de nous deux. » Elles découvriront plus tard qu’il s’agissait en réalité d’un homme, exclu d’XR en mars 2025 pour « sexisme et psychophobie« .

Le collectif Résistance Écologiste Rennes dénonce quant à lui le « vol » de sa page Facebook par un ancien membre devenu cofondateur d’ATR, qui aurait profité d’une réclamation auprès de Facebook pour s’emparer de la page et de ses 10 000 abonnés.

C’est caractéristique chez eux de s’identifier par la différence vis-à-vis d’autres groupes. Ils ont besoin pour exister de crier que les écolos sont pas assez écolos.”

Irénée Régnauld

Selon Irénée Régnauld, chercheur et cofondateur du collectif technocritique Le Mouton Numérique, cette stratégie de division des écolos et de la gauche relève d’un “véritable marketing de la radicalité” : séduire des militants qui cherchent à s’engager en qualifiant les autres de « réformistes« , ou de « techno-collabos » concernant les Soulèvements de la terre. A une journaliste d’Usberk & Rica, l’un d’eux présente fièrement ATR comme le collectif « le plus radical de notre époque« .

Post ATR du 10 mai sur Instagram.

La question n’est pas seulement de savoir si ATR est efficace, mais s’il ne menace pas ses propres membres et l’écosystème militant qu’il prétend défendre. Préférant  “une victoire impure à une défaite inclusive”, considérant que “les émotions ou la morale ne doivent en aucun cas interférer”, le mouvement développe une idéologie cohérente : face à un progressisme qui aurait « pour horizon l’artificialisation – donc l’annihilation – de l’humanité elle-même« , il dénonce un « Homo industrialis malade de sa séparation de la nature« , un “âge mécanique” peuplé d’êtres déshumanisés”, et appelle à « renouer avec les savoirs ancestraux« .

Les textes d’ATR ne trahissent pas une haine de l’être humain, comme certains ont pu l’écrire, mais un rejet de l’humanisme au fondement de la modernité. Nous développons ce point, ainsi que les racines et filiations idéologiques du mouvement, dans le second volet de cette enquête.

*les noms ont été modifiés

Grégoire Landoyer