Grâce à sa compétence juridictionnelle, l’Ordre reçoit des plaintes de patientes victimes de violences sexuelles commises par des médecins. Dans deux tiers des cas et lorsque les victimes n’ont pas été dissuadées de retirer leur plainte avant, les signalements ne donnent lieu à aucune sanction ou à des sanctions extrêmement tardives.
La première victime parle à l’Ordre en 2000. Une deuxième, cinq ans plus tard. Une autre en 2008. A chaque fois, l’Ordre des médecins a blanchi Phuoc-Vinh Tran, gynécologue à Domont (Val d’Oise) accusé de violences sexuelles par ses patientes. 25 ans après la première alerte, le médecin sera finalement jugé pour 92 viols et 25 agressions sexuelles sur 112 victimes. L’histoire se répète.
Elle s’est déjà jouée lors du procès du chirurgien Joël Le Scouarnec, condamné pour viols et agressions sexuelles sur des centaines de patients en mai dernier. Le procès a mis en lumière les manquements répétés de l’Ordre des médecins autorisant ce pédocriminel à continuer d’abuser de ses patients en toute impunité pendant des années.
C’est aussi l’histoire du gynécologue parisien André Hazout. Il a été radié pour viols et agressions sexuelles en 2013, un an avant son procès et 22 ans après que le premier signalement a atterri sur le bureau de l’Ordre des médecins.
Ces affaires, comme tant d’autres, révèlent un système qui faillit inlassablement à protéger les victimes.
Sanction absente ou tardive
Pour comprendre l’ampleur des failles de l’Ordre des médecins dans le traitement des plaintes à caractère sexuel qu’il reçoit, nous avons recensé 27 affaires de violences sexuelles commises par des médecins sur leurs patientes (une large majorité des victimes sont des femmes) ces dix dernières années.
Nous avons calculé le nombre de fois que l’Ordre des médecins a sanctionné le praticien accusé – les sanctions s’échelonnant de l’avertissement à la radiation du tableau de l’Ordre en passant par le blâme et la suspension.
Résultat: 42% des affaires où un signalement a été envoyé à l’Ordre n’ont fait l’objet d’aucune sanction, près de 26% ont donné lieu à des sanctions tardives lorsque des enquêtes judiciaires ont été ouvertes (entre 13 et 38 ans après la première plainte auprès de l’Ordre). Au total, 68% des plaintes ont été ignorées ou négligées.
Alors même que ces 27 affaires ont donné lieu à 50% de condamnations pénales et 30% de mises en examen devant la justice – ce qui n’est pas le cas d’une large majorité des plaintes pour violences sexuelles aujourd’hui, l’Ordre n’a pas jugé bon de sanctionner les médecins mis en cause.
22% des courriers qualifiés de plaintes
Comment a-t-on pu en arriver à une telle ignorance ? Un dysfonctionnement majeur du système juridictionnel de l’Ordre des médecins apparaît dès le début de la procédure, lors du dépôt de plainte au conseil départemental. Un rapport de la Cour des comptes indiquait déjà en 2019 que près de 80% des courriers de patients ne sont pas qualifiés de plaintes et traités comme tels.
“S’il n’est pas écrit explicitement “plainte”, certains conseils départementaux prennent ça pour des doléances et ne sont ainsi pas obligés d’en informer le médecin ou d’organiser une conciliation”, explique Sonia Bisch, présidente de l’association Stop aux Violences Obstétricales et Gynécologiques qui reçoit de nombreux témoignages de violences médicales.
Contacté, le Conseil national de l’Ordre des médecins n’a pas souhaité nous répondre. Seul Christophe Tafani, président du conseil de l’Ordre du Loiret, déclare : “dès qu’une plainte arrive sur notre bureau, elle est automatiquement envoyée en chambre disciplinaire. Nous ne faisons aucun cadeau dans ce genre d’histoires”.
« Ne pas faire de vagues«
Après le dépôt de plainte, vient la conciliation obligatoire entre la victime, le médecin accusé et les conciliateurs médecins, souvent à la retraite et désignés après un choix interne à l’Ordre. Selon les témoignages récoltés, plutôt que de considérer les plaintes des patientes comme des signaux d’alerte pouvant justifier une suspension, certains conseils départementaux préfèrent décourager les victimes et rapidement mettre fin aux procédures.
“L’Ordre des médecins a la volonté de ne pas faire de vagues. Pour eux, quand on parle, on crée le problème”, analyse Sonia Bisch.
Isabelle, 59 ans, retraitée de l’enseignement, s’est rendue à cette conciliation en 2020 après avoir déposé plainte contre une gynécologue qui a, selon son témoignage, opéré un toucher vaginal au mépris de refus répétés de sa part.
Accueillie au conseil de l’Ordre du Pas-de-Calais, elle témoigne d’un cruel manque d’écoute : “La question de mon consentement est passée complètement à la trappe. Pour les conciliatrices, je n’avais simplement pas compris ce que la gentille gynécologue voulait faire, qui était pour mon bien. Je suis ressortie encore plus culpabilisée qu’avec le sentiment d’avoir été entendue”.
Charlotte a porté plainte contre un radiologue en 2023 auprès du conseil de l’Ordre des Hauts-de-Seine. A l’occasion d’une hystérosonographie, ce médecin a inséré des objets dans son vagin sans jamais lui expliquer ce qu’il faisait et alors que cela lui causait des douleurs.
Lors de la conciliation, elle explique, tout comme Allison, avoir été dissuadée par les médiateurs de continuer la procédure devant la chambre disciplinaire. “On m’a demandé si j’étais bien sûre que je ne voulais pas signer une conciliation, que cette étape se faisait dans un cadre intime mais que si je décidais de poursuivre, ce serait plus compliqué et qu’on ne me prendrait pas en considération de la même manière”, se rappelle la trentenaire.
« Les médiateurs ne faisaient que dire « ma consœur« »
“Il y a ce réflexe corporatiste qui conduit l’Ordre à négliger la parole des victimes, adultes et enfants, au bénéfice de l’accusé qui est médecin donc plus digne de confiance selon ses pairs”, explique Bernard Coadou, médecin retraité et membre du Syndicat de la Médecine Générale. “Les médiateurs ne faisaient que dire “ma consœur” pour parler du médecin que j’accusais”, se souvient Allison, 29 ans, qui a été abusée par un psychiatre pendant plusieurs mois en 2021 à Paris.
“Les médecins se doivent assistance dans l’adversité”, dispose l’article R.4127-56 du Code de déontologie médicale. C’est au nom de ce principe que l’Ordre des médecins a infligé un blâme au mari d’une victime du gynécologue André Hazout — lui-même médecin — pour avoir osé lancer un appel à témoignages sur Internet. Rupture de la confraternité.
Pendant que l’institution veille sur ses membres, les victimes, elles, revivent l’angoisse de la confrontation. Les cinq plaignantes auxquelles nous avons parlé partagent toutes le même souvenir : la peur intense de devoir à nouveau affronter leur agresseur. “La conciliation est totalement inappropriée dans ce genre d’affaires”, condamne Bernard Coadou.
Florentine, qui a subi des violences obstétricales lors de son accouchement en 2024, confie : “je ne suis pas allée à la conciliation car je ne voulais pas faire face à mon gynécologue” avant d’ajouter, résignée : “ça n’a pas joué en ma faveur”. Le conseil de l’Ordre de l’Hérault ne poursuivra pas le médecin. “Ça me met en colère au quotidien qu’il reste impuni”, avoue-t-elle.
« Épargner les autres«
Bien qu’ils aient le pouvoir de poursuivre un médecin devant la chambre disciplinaire régionale, seuls ou aux côtés d’une victime, les conseils départementaux “en prennent rarement l’initiative”, déplore la Cour des comptes. Sur les huit plaintes répertoriées en 2016, six ont été déposées après la condamnation des coupables par la justice.
Les victimes se retrouvent souvent seules à pousser la procédure pour empêcher le médecin de continuer d’exercer. Car en s’adressant à l’Ordre, “elles ont la volonté d’épargner les autres”, rappelle Sonia Bisch de StopVOG.
Or les délais d’attente permettent souvent aux médecins abuseurs de continuer à pratiquer un certain temps avant d’être inquiétés. En signant une non-conciliation, le plaignant doit attendre un an et demi à deux ans en moyenne avant d’obtenir une décision en première instance.
S’il y a appel, la première décision est suspendue et le médecin peut continuer de recevoir des patients, parfois pendant des années, avant une potentielle sanction. Christophe Tafani, également élu au Conseil national de l’Ordre des médecins, l’admet : “de tels délais ne sont aujourd’hui plus entendables pour les victimes”.
Daniel Féret, médecin généraliste à Agde (Hérault), visé par une première plainte pour agression sexuelle auprès de la justice en 2014, a été radié une première fois en 2022 par la chambre disciplinaire d’Occitanie. Après avoir fait appel de la décision, il a pu continuer à exercer jusqu’en septembre 2024, date de confirmation de sa radiation. Deux autres victimes avaient porté plainte entre-temps.
Condamnée à payer 800€
Pour les plaignantes, ce parcours semé d’embûches ne s’arrête pas aux délais : les frais de justice représentent un véritable frein pour nombre d’entre elles. Isabelle a déboursé 500€ pour se faire assister lors de la conciliation. Elle admet avoir eu du mal à trouver un avocat qui accepte de plaider son cas : “beaucoup m’ont dit qu’ils ne prendraient pas un dossier pour violences gynécologiques sans preuve matérielle”. Ces preuves sont très difficiles à obtenir dans ce genre d’affaires.
Charlotte, qui a signé une non-conciliation, devait voir sa plainte atteindre la chambre disciplinaire. Mais les frais d’avocat, s’élevant à 1800€, l’ont poussée à se désister. “En novembre 2024, je reçois un courrier de la chambre disciplinaire de première instance qui me condamne à payer 800€ sous 30 jours au médecin que j’accusais”, se souvient-elle. Le radiologue avait entamé une procédure pour que Charlotte l’indemnise des frais d’avocat que ces poursuites lui avaient coûté. La chambre a donné raison au médecin.

En bas de la convocation à la conciliation, il est même mentionné que la victime s’expose à payer jusqu’à 3000€ en cas de plainte abusive. Quoi de plus dissuasif pour une victime pour qui il est déjà difficile d’engager une telle démarche.

“J’ai payé les 800€. Je ne veux plus en entendre parler maintenant. Je ne m’attendais pas à ce que le médecin soit radié mais il y a une nuance avec le fait de condamner la victime”, lâche-t-elle. Voici comment opère la machine à dissuader les victimes de porter plainte auprès de l’Ordre.
Vomir avant et après une consultation
Pendant ce temps, celles-ci subissent les conséquences de leurs agressions. Toutes les plaignantes que nous avons interrogées sont actuellement prises en charge par un psychologue.
Allison explique avoir subi “différentes phases de dépression et de stress post-traumatique à la suite de la procédure”. Selon Sonia Bisch, “les victimes parlent d’une violence de plus lorsqu’elles ne sont pas prises au sérieux par l’Ordre”.
Quant à Isabelle, elle a perdu huit kilos, fait une dépression et explique devoir vomir avant et après chaque visite médicale. “Depuis peu, j’y vais juste avec la peur au ventre. Cela touche la confiance qu’on a dans tous les soignants”, confie-t-elle. Elle s’est retrouvée isolée : “même l’entourage proche ne comprenait pas ce changement que je vivais. Les violences des médecins sont encore inaudibles pour beaucoup”.
Depuis, elle a décidé de s’engager en rejoignant l’association StopVOG, qui milite pour la suspension automatique d’un médecin dès qu’une mise en examen est prononcée. Elle recueille les témoignages de victimes de violences obstétricales et gynécologiques.
Leurs efforts se concentrent actuellement sur la suspension du gynécologue Emile Daraï, spécialiste de l’endométriose à l’hôpital Tenon à Paris. Visé par 36 plaintes pour viol et 32 mises en examen, il continue d’exercer en consultations publiques et privées malgré plusieurs signalements auprès de l’Ordre des médecins, tous restés lettres mortes.
Célia Daniel

