Le ton est solennel lorsque Julia Gubanova s’adresse à ses administrés. Le 9 octobre 2024, seule à son bureau, la cheffe du district « Yakymivka » de l’oblast occupé de Zaporijia enregistre un message qu’elle diffuse ensuite sur sa chaîne du réseau social Télégram. Derrière elle, un portrait du président de la Fédération de Russie, et sur son t-shirt, un message inscrit en lettres capitales : « Équipe de Poutine ». Après s’être félicitée de « l’intégration dans le domaine russe » du territoire qui lui a été confié en 2023, Gubanova affirme vouloir « faire plus pour la patrie ». Plus de deux ans après l’invasion de l’Ukraine, la fidèle du parti présidentiel « Russie-unie » annonce rejoindre les rangs du détachement de volontaires Bars-Sarmat, créé un mois plus tôt dans la même zone occupée.
Sa mission : prendre la tête d’une nouvelle unité de combat exclusivement composée de femmes, dédiée aux opérations de drones. « Une unité entièrement féminine de pilotes chargées de tester des drones directement sur le champ de bataille », précise le groupe Bars-Sarmat sur sa chaîne Télégram. Après plusieurs appels à recrutement, les premières femmes de l’unité, baptisée « Sorcières de la nuit 2.0 », entament leur entraînement : d’abord sur simulateur, puis sur le terrain, avec pour objectif de « frapper l’ennemi sans hésitation ». En parallèle de leur apprentissage au pilotage de drone, elles suivent également une formation au tir et aux tactiques de combat. Sur les images qu’elles diffusent, cinq combattantes apparaissent en treillis, tenant tour à tour manette de pilotage, grenade ou fusil d’assaut.



« Cibler de plus en plus les femmes »
« On voit apparaître de plus en plus d’unités exclusivement féminines, en Russie comme dans les territoires occupés », observe Kateryna Stepanenko, cheffe adjointe du pôle Russie à l’Institut for the Study of War (ISW). Cette organisation non gouvernementale américaine, qui publie chaque jour des analyses sur la situation militaire, note depuis plusieurs mois un « élargissement » du recrutement côté russe, « pour cibler de plus en plus les femmes ». Pourtant, leur accès à des fonctions combattantes reste officiellement très restreint par la Russie.
L’article 42 de la loi fédérale du 28 mars 1998 sur « le devoir et le service militaire » prévoit que les postes accessibles aux femmes dans l’armée régulière sont définis dans des listes. Celles-ci ne sont toutefois ni publiques, ni librement consultables. D’après ses observations, la sociologue et politologue associée au Centre d’études russes, caucasiennes, est-européennes et centrasiatiques (CERCEC) Anna Colin Lebedev affirme néanmoins « avec certitude » que ces fonctions restent « très limitées ». Depuis le début de l’invasion en Ukraine, plusieurs appels au recrutement de femmes dans l’armée régulière ont été diffusés sur des chaînes Télégram locales, mais pour des postes d’infirmières ou de cuisinières. « La loi autorise le recrutement de femmes, et l’armée russe en compte historiquement un grand nombre, mais elles sont cantonnées à des fonctions non combattantes », précise la chercheuse.

“Contrat avec le ministère de la défense de la Fédération de Russie. Dans la même unité que les hommes. Médecins, paramédicaux, infirmières, cuisinières.”
En marge de l’armée régulière
Pourtant, c’est bien sur le champ de bataille que les « Sorcières de la nuit 2.0 » s’illustrent pour la première fois, au contact direct de l’ennemi. Publiée le 17 février 2025 sur le Télégram de Bars-Sarmat, une vidéo montre le point de vue d’un drone, traversant la rivière du Dniepr avant de s’écraser sur un abri de fortune. La description précise : « Nos femmes pilotes de l’unité « Sorcières de la nuit 2.0 » ont pour la première fois affronté l’ennemi au combat », sans qu’il soit possible de confirmer qu’elles aient effectivement piloté cette attaque.
L’acronyme Bars signifie en russe « force de combat nationale de réserve ». A l’origine, ces unités dépendent du ministère russe de la Défense et forment des réservistes. Mais depuis le début de la guerre en Ukraine, elles se sont transformées en structures de tutelle pour des formations de volontaires et se sont multipliées. On en dénombre aujourd’hui plusieurs dizaines, selon la BBC. Pour les femmes qui veulent accéder à des positions combattantes, ces formations représentent une voie d’accès, en contournant les restrictions de l’armée régulière.
Ces unités « fonctionnent en réalité désormais comme des sociétés militaires privées : des acteurs individuels, responsables régionaux ou autorités d’occupation, peuvent créer leurs propres unités Bars, les financer et les équiper eux-mêmes », explique Kateryna Stepanenko. Dans le cas de Bars-Sarmat, il s’agit de l’homme politique et ancien directeur général de Roscosmos (l’agence étatique en charge du programme spatial russe) Dmitri Rogozine.
Le groupe de volontaires nommé « Les loups du Tsar », qu’il dirigeait depuis 2022, s’est transformé en Bars-Sarmat pour créer une unité chargée de tester et déployer sur le front des drones, robots et systèmes de guerre électronique. Une initiative « soutenue par le ministère de la défense russe », précise-t-il sur son canal Télégram. Car depuis la mutinerie du « Groupe Wagner » en 2023, Moscou a considérablement renforcé son contrôle sur tous les groupes de volontaires. Les unités Bars agissent donc sous le contrôle du ministère de la défense, faisant « techniquement partie de la structure militaire officielle », note l’analyste de l’ISW.
Combler les quotas
Les dernières analyses du Think Tank américain suggèrent que « les Russes cherchent désormais à développer ce dispositif [d’unités exclusivement féminines] » après l’avoir expérimenté dans des unités plus informelles comme Bars-Sarmat, explique Kateryna Stepanenko. Dans leur rapport du 6 juin, les experts soulignent notamment l’annonce faite par le gouverneur du territoire « Primorié », Oleg Kojemiako, concernant la création d’un détachement féminin au sein du bataillon de volontaires de sa région.
« les Russes cherchent désormais à développer ce dispositif »
Kateryna Stepanenko, cheffe adjointe du pôle Russie à l’Institut for the study of war (ISW)
Pour Kateryna Stepanenko, ce recours croissant aux femmes répond avant tout à une contrainte administrative : « Le Kremlin impose des quotas très stricts aux régions et aux autorités d’occupation » pour fournir un nombre minimum de recrues, rappelle-t-elle. Faute de volontaires masculins en nombre suffisant, « le recrutement de femmes peut être une manière de combler ce quota », d’autant que « le Kremlin se soucie peu de qui part au front, tant qu’il y a assez de corps à envoyer ».
Femmes snipers
À l’image des unités Bars, « Redut » constitue une autre grande organisation placée sous le contrôle du ministère, qui chapeaute plusieurs formations de volontaires. Parmi elles figure « Espanola », créée en 2022 et composée de supporters radicaux de clubs de football russes. Quelques mois après sa création, l’unité annonce sur son canal Télégram l’ouverture du recrutement aux femmes, avec l’objectif de former « un groupe distinct de tireuses d’élite ». Un mois plus tard, les premières volontaires commencent leur entraînement à « Marioupol et à Donetsk ». Signe d’une forte affluence, ou d’un besoin urgent de renforts, un message précise qu’il ne reste « presque plus de place » dans ce groupe féminin, invitant les retardataires à se décider rapidement.

Sur le front, certaines femmes de cette unité se distinguent par leurs actions. Le 16 octobre 2023, une jeune femme d’une vingtaine d’années, connue sous le nom de « Myrtille », reçoit la « médaille du courage » des mains du vice-chef de la Direction principale de l’état-major russe, Vladimir Stepanovitch Alekseïev, pour avoir « dirigé le feu d’artillerie et contrer l’infanterie ennemie qui approchait des positions d’Española » alors qu’un soldat russe blessé était évacué. Le commandant d’Española, Stanislav Orlov, a décoré une autre volontaire, « Orage », pour sa participation aux combats près de Bakhmout.
D’autres femmes occuperaient des rôles de combat au sein d’Española. Surnommée « Yaga », une sportive a été nommée instructrice en chef du nouveau bataillon à moto de la brigade. Selon le commandant « Pitbull », ses entraînements « sur le terrain » ont permis aux recrues de réaliser leurs premières sorties près du front en à peine deux semaines. Une autre figure, « Valkyrie », présentée comme une ex-ballerine de Saint-Pétersbourg, est devenue cheffe adjointe d’une compagnie d’assaut et assume des missions de première ligne aux côtés des hommes de l’unité.
11 000 € pour la destruction d’un char
Également sous contrôle du ministère de la défense via la société militaire privée « Redut », le bataillon « Borz » créé à son tour en 2023 une unité de femmes snipers et unité féminine de pilotes de drones. Les annonces sont postées sur le réseau social VKontacte, l’équivalent de Facebook en Russie, et promettent un mois de formation dispensée dans la région séparatiste de Donetsk. Comme l’a révélé le média indépendant russe Important Stories, le contrat est signé pour six mois, avec un salaire de départ de 220 000 roubles (environ 2 444 €), soit près de quatre fois le revenu médian russe. En cas de blessure, l’indemnisation varie de 1 à 3 millions de roubles, et atteint 5 millions (55 500 €) en cas de décès.
Kateryna Stepanenko insiste sur cet « aspect financier », utilisé comme un « levier efficace pour recruter des femmes ». De son côté, l’unité Bars-Sarmat promet ainsi aux « gars et aux filles » une prime de départ de 500 000 roubles (environ 5 500 €), à laquelle s’ajoute une solde mensuelle de 205 000 roubles (2 255 €). Des primes à la performance viennent s’y ajouter : la destruction d’un blindé ennemi peut rapporter jusqu’à un million de roubles (11 000 €), comme pour un char Leopard.
Des femmes “plus militantes”
Au-delà de l’incitation financière, ces unités permettent aussi à des femmes « plus militantes, […] avec des positions politiques plus proches de Poutine » de participer à l’effort de guerre sans passer par l’armée officielle, estime Anna Colin Lebedev. Dans celle-ci, les femmes sous contrat ont traditionnellement une « expérience pertinente pour le domaine militaire, par exemple la médecine tactique », rappelle Kateryna Stepanenko. Mais depuis la mobilisation partielle de 2022, qui s’est révélée impopulaire en Russie, le Kremlin « ferme les yeux sur la professionnalisation [des militaires] » et « recrute désormais toutes les femmes prêtes à participer à l’effort de guerre », notamment via ces détachements de volontaires.

C’est pourquoi celles-ci, arrivant sans formation particulière, sont par exemple affectées à des unités spécialisées dans les opérations de drone, comme chez Borz ou les Sorcières de la nuit 2.0. « Il y a encore l’idée que droniste est une fonction qui demande relativement peu de force physique […] et que n’importe qui pourrait faire », souligne Anna Colin Lebedev. Cette logique est d’autant plus favorisée que le secteur du drone, dans l’armée russe, reste peu structuré : « Il y a des drones un peu partout, mais pas forcément des brigades dédiées », poursuit-elle. Grâce à leur organisation plus flexible, les détachements de volontaires créent donc des nouvelles unités afin de combler ce manque.
Une image « ancrée dans la société russe »
La formation d’unités féminines spécialisées dans les opérations de drones s’inscrit dans un imaginaire directement hérité de la Seconde Guerre mondiale. Le nom « Sorcières de la nuit 2.0 » renvoie explicitement au régiment de bombardement de nuit des « Sorcières de la nuit », créé en 1942 et composé exclusivement de femmes pilotes. Lors de l’annonce de cette nouvelle unité en août 2024, Dmitri Rogozine avait d’ailleurs accompagné son message sur Télégram d’un diaporama d’archives montrant les aviatrices soviétiques de l’époque. Dans le même message, le dirigeant assume vouloir « prolonger la tradition du régiment féminin légendaire qui combattait les nazis pendant la Grande Guerre patriotique ».
« L’image de ces femmes combattantes est assez ancrée dans la société russe. »
Anna Colin Lebedev, sociologue et politologue associée au Centre d’études russes, caucasiennes, est-européennes et centrasiatiques (CERCEC)
Au sein des unités Espanola et Borz, le choix de créer une unité de femmes snipers prolonge la tradition des tireuses d’élites soviétiques célèbres pendant la guerre contre l’Allemagne nazie. Comme le souligne Anna Colin Lebedev, cette image de la « femme sniper » a continué à nourrir la culture militaire russe : « Lors de la guerre de Tchétchénie, Il y avait des légendes urbaines qui circulaient sur les femmes snipers tchétchènes, cachées dans les montagnes, qui descendaient les ennemis par paquets », raconte la chercheuse.


Dans ces unités, ces images et références sont utilisées pour accompagner des annonces de recrutement, avec le but d’encourager les femmes à s’engager en tant que volontaires. « L’image de ces femmes combattantes est assez ancrée dans la société russe. Elle se nourrit d’un imaginaire […] aligné sur la vision que le pouvoir souhaite donner de cette guerre, qui serait la suite, quelques décennies plus tard, de la lutte contre le nazisme », note Anna Colin Lebedev.
Discrétion
Mais l’expansion de ce dispositif pourrait être limitée. « La dernière chose que souhaite le Kremlin, c’est que les femmes restées à l’arrière s’inquiètent d’être appelées à combattre dans cette guerre », explique Kateryna Stepanenko. C’est pourquoi ce recrutement se fait de manière discrète, sans trop attirer l’attention. Sur la chaîne Télégram d’Espanola, un message posté le 17 mai 2024 dénonce même la censure d’un reportage présentant son unité de tireuses d’élite. « Au ministère de la Défense, on a demandé à la chaîne de télévision Russia Today (RT) de supprimer le reportage […] montrant la préparation de nos snipers. Apparemment, ils ont décidé qu’il ne fallait plus montrer de femmes militaires. Plus du tout ! », s’indigne le groupe de volontaires.
Pour éviter toute panique, ce recrutement se fait à petite échelle, au sein des bataillons de volontaires ou des unités semi-privées comme Espanola, Bars, ou Borz, et non de l’armée régulière. Cela permet également à Moscou de préserver sa tactique de propagande qui consiste à « diffuser des fausses informations selon lesquelles l’armée ukrainienne enrôle des femmes de force », note l’analyste de l’ISW. Reconnaître publiquement un recrutement féminin massif côté russe viendrait ainsi contredire le récit présentant les Ukrainiens comme ceux qui sacrifient leurs femmes sur le champ de bataille.
« Le Kremlin peut dire : ce sont les régions qui recrutent des femmes, ou des formations comme Española, qui ne font pas partie de l’armée régulière. Ce n’est pas Moscou, ce n’est pas Poutine », analyse Kateryna Stepanenko. Une manière de recruter sans jamais avoir à reconnaître que le Kremlin envoie aussi ses femmes au front.

