Vie à « 6 dans un 9 m² », travail de 6h30 à 18h30 : les dérives du détachement d’ouvriers chinois en France

À Lumbres, comme ailleurs en France, des industriels ont recours à des travailleurs chinois pour leurs chantiers. Du travail détaché bien ficelé, à la limite du droit du travail. Lire la suite

La ville de Lumbres, dans le Pas-de-Calais, semble en tout point un vrai coin de tranquillité. Malgré ses 3000 habitants et ses maisons aux briques rouges, les rues de la ville sont surtout empruntées par les marcheurs et cyclistes de passage. « On propose 900 km de sentiers pour randonnée, trail ou VTT » présente fièrement Christine*, qui travaille à l’Office de Tourisme de Lumbres. « Les gens viennent ici car c’est paisible ». Dehors, le Café de la Gare est presque vide et quelques habitants s’occupent de leur jardin.

Pourtant, depuis plusieurs mois, la vie lumbroise est rythmée par le bruit des engins et des coups de marteau sur la tôle. Une mélodie qui provient de la cimenterie de la commune. Installée depuis 1884, elle s’étend sur près de 22 hectares, reliant l’entrée sud de la ville au bout de l’ancienne voie ferrée. « D’ici, on ne peut pas la louper ! » s’amuse la conseillère touristique, indiquant les tours et grues du site industriel, qui trônent dans le ciel bleu. 

Dans l’ancienne gare de Lumbres, transformée en Office du Tourisme, cette quinquagénaire ne s’épanche pas trop sur l’avancée d’un chantier au nom obscur, K6, engagé en 2024 par le cimentier EQIOM . « Bien sûr on voit l’évolution des travaux ; mais j’avoue ne pas trop suivre ce qui se passe ». 

EQIOM exploite la cimenterie lumbroise depuis plus de 30 ans. Lumbres, le 14/06/2025. Nicolas Malarte

Un four made in China

Derrière le nom K6, se cache la construction d’un nouveau four, qui doit permettre la production d’un clinker (un composant du ciment) écologique à horizon 2026. Cette filiale du groupe CRH a d’ailleurs été subventionnée à hauteur de 40 millions d’euros par l’Etat et de 153 millions par l’Union Européenne et son fonds européen pour l’innovation pour le projet. Lancés en 2024, les travaux avancent ; mais pas grâce à des ouvriers français d’EQIOM.

Sur site, le four est en réalité construit par 250 travailleurs chinois, venus directement de l’Empire du Milieu pour le projet. Une situation qui est une forme de sous-traitance internationale : EQIOM a confié la réalisation de l’ouvrage à la société allemande IKN et à CBMI, filiale française du groupe d’Etat chinois China Sinoma Group. Un choix motivé par les compétences du duo germano-chinois, explique le cimentier.

Ici, CBMI mobilise ainsi ses travailleurs pour une durée de deux ans (2024-2026). Voyage des ressortissants chinois jusqu’en France, hébergement sur place, transport, nourriture… tout est organisé et payé par le groupe asiatique. 

la tour K6
Sur les échaffaudages et dans la grue, les ouvriers chinois montent la nouvelle tour de pré-chauffage de la cimenterie. Lumbres, le 14/06/2025. Nicolas Malarte

Et cette situation n’est pas un cas isolé. Dans ce secteur, CBMI est connue pour ses services et ses travailleurs. En 2020, c’était le cimentier Lafarge qui avait fait appel au sous-traitant chinois, et à au moins 120 ouvriers, pour le projet de nouveau four MK3 de son site à Martres-Tolosane (Haute-Garonne). En Belgique, la cimenterie Holcim réalise actuellement son chantier Go4Zero en passant par les services de CBMI. Trois cimentiers qui appartiennent tous au groupe CRH, un leader européen.

« Une omerta complète » 

Pourtant, à Lumbres ou dans les autres cas évoqués, le silence est de rigueur au sujet de la venue de ces travailleurs. Dans le Nord, peu d’habitants des environs de la cimenterie ont été enclins à nous répondre. « Ici, on a pas trop d’avis », estime Christine de l’Office de Tourisme. « Il y a beaucoup de polémiques. […] Mais au final ce sont des gens qui viennent avec un savoir-faire dont on a besoin », tempère-t-elle, les yeux tournés vers le chantier voisin.

Une situation qui ne surprend pas Jean-Pascal François, secrétaire fédéral de la CGT Construction bois et ameublement (FNSCBA), qui suit le sujet. « Les gens […] ils disent rien. Il y a une omerta complète ! ». Pour les salariés d’EQIOM, impossible d’échanger avec les travailleurs chinois. « Le chantier K6 est très cloisonné, explique le syndicaliste, quand ils arrivent le matin, [la direction] ne les mélange pas avec les salariés organiques ». 

Tout un silence qui cache une réalité moins reluisante. En mai dernier, le quotidien L’Humanité avait dévoilé que cette main-d’œuvre chinoise vivait « dans des conditions précaires », et que les modalités de travail de ces ouvriers ne respectaient pas le droit français. Rencontrés sur place, aux abords de leurs campings ou en train de faire leurs courses, aucun de ces ressortissants n’a voulu nous répondre. Devant son camping, l’un d’entre eux ne nous adresse qu’un non de la tête, avant de s’éloigner, sans dire mot.

À côté de la voie ferrée, qui ne sert plus qu’à déplacer les citernes de ciment, le projet K6 d’EQIOM devrait être fini à horizon 2026. Lumbres, le 14/06/2025. Nicolas Malarte

Du 12h par jour, 6 jours sur 7

À travers les arbres et grillages qui bordent la cimenterie, on aperçoit des dizaines d’ouvriers  à la tâche, gilet orange fluo sur le dos. Si certains sont attelés à la construction de l’atelier où se trouvera le futur four, d’autres s’affairent sur les échafaudages et dans la grue pour dresser la tour de préchauffage, qui doit atteindre les 115 mètres de haut. 

Rien d’anormal à première vue, sauf lorsque l’on se penche sur les horaires de cette main-d’œuvre. « Ils commencent vers 6h30 ou 7h le matin ; et reviennent en bus dans leurs campings vers 18h30-19h le soir », révèle Jean-Pascal François de la CGT. 

Effectivement, sur place, vers 18h, des cars floqués du logo de la région Hauts-de-France quittent la cimenterie pour ramener les travailleurs dans leurs logements des campings alentour. Une demi-heure plus tard, une cinquantaine d’entre eux arrivent au camping Beauséjour d’Arques, à une vingtaine de kilomètres de Lumbres. Selon le secrétaire CGT, ils seraient plus précisément 67. Les autres sont ramenés à Audincthun, au camping La Nouvelle Aventure. Des trajets entre cimenterie et campings, que ces ouvriers font chaque jour en car, matin et soir. 

Un des cars qui fait la navette entre cimenterie et campings, le soir, pour ramener les ouvriers chinois. Lumbres, le 14/06/2025. Nicolas Malarte

Avec ces amples horaires de travail, qui s’étalent du lundi au samedi, les semaines de ces travailleurs dépassent alors, en principe, le maximum légal de 48 heures. Une situation qui a mené à un contrôle de l’inspection du travail courant avril, confirmé par L’Humanité et le secrétaire FNSCBA-CGT. De son côté, la direction du Travail (DREETS) des Hauts-de-France ne nous a pas confirmé cette visite, préférant ne pas communiquer sur ce sujet « qui peut prêter à polémique », argue son service communication. 

« Une convergence d’intérêts » contre le droit

Selon Daniel Veron, sociologue spécialisé sur le travail détaché, ce dépassement du temps de travail hebdomadaire légal n’est pas étonnant. « Un des intérêts économiques du détachement est l’intensification du travail », explique l’auteur de Travail migrant, l’autre délocalisation (La Dispute, 2024). Des horaires extensifs qui peuvent être consentis par les travailleurs. « C’est une convergence d’intérêts ! Pour des personnes qui n’ont pas de proches sur place, logées dans des habitats collectifs […] ça leur va de faire plein d’heures ! », souligne-t-il. Loin de chez eux, les ouvriers travaillent plus pour gagner plus. 

Pourtant, explique-t-il, les conditions de travail des travailleurs détachés (temps de travail, salaire, hébergement digne…) doivent se conformer au code du travail local, ici français. Une obligation européenne, qui découle de la directive de 1996 : ainsi, le commanditaire EQIOM est responsable des conditions de vie et de travail des ouvriers.

« Pour des personnes qui n’ont pas de proches sur place, logées dans des habitats collectifs […] ça leur va de faire plein d’heures ! » – Daniel Veron, sociologue.

Par ailleurs, le sociologue estime qu’il est facile pour une entreprise de dépasser les limites légales de temps de travail, car il est difficile de le mesurer avec exactitude. « Il faut qu’un inspecteur soit sur place, qu’il fasse des relevés… et quand bien même c’est un chantier où l’on badge à l’entrée et la sortie, il suffit de dire qu’on a fait deux heures de pause à midi pour que ça passe » détaille le chercheur. 

De plus, passer par une société étrangère complexifie les contrôles de l’inspection du travail. « L’inspecteur doit traduire en français des contrats de travail [en langue étrangère], vérifier avec ses homologues étrangers ce qui est avancé… », avance le maître de conférences de l’Université de Caen. « C’est beaucoup de travail sans garantie de résultats ». 

En plus d’un temps de travail extensif, Daniel Veron voit un autre intérêt économique au travail détaché : « l’absence de cotisations sociales » à payer en France. Pour des travailleurs qualifiés, comme les ouvriers venus à Lumbres, les cotisations restent liées au pays de domiciliation de l’employeur (ici la Chine), dont le montant est moindre qu’en France, explique le sociologue.

Des mobil-homes de « luxe »… à six dans 9m²

Néanmoins, actuellement, ce ne sont pas tant les abus au droit du travail qui cristallisent les tensions, mais la question du logement. Le 12 juin dernier, quelques dizaines de personnes ont manifesté devant l’usine lumbroise, à l’initiative de la CGT. Celles-ci dénonçaient les conditions de travail et d’hébergement de ces ouvriers, ainsi que l’opacité de la direction d’EQIOM sur le sujet. 

Dans un communiqué publié après la manifestation, le délégué syndical CGT EQIOM Franck Sarrazin explique avoir constaté dans « un des campings, [la présence de] six travailleurs chinois dans une pièce de 9m² sur des lits superposés ». Une situation qui aurait mené l’inspection du Travail à réaliser un autre contrôle le 17 juin dans les campings, pour vérifier les conditions de vie, selon Jean-Pascal François. Une information que n’a pas voulu confirmer non plus la DREETS.

L’entrée du camping la Nouvelle Aventure où est logée une partie de la main-d’œuvre chinoise. Audincthun, le 15/06/2025. Nicolas Malarte

Président du groupe Nature et Vacances, qui gère le camping d’Arques, Jean-François Maes botte en touche, affirmant que les ouvriers vivent « une personne par chambre ». Employée dans l’établissement d’Audinchtun, Lorette explique qu’ils sont logés dans des « endroits très très corrects », évoquant vaguement « des mobil-homes de luxe ». Sur Internet, les photos et prix affichés pour ces hébergéments correspondent à ceux de mobil-homes classiques.

Une vie dans des bulles

De notre côté, impossible d’entrer à l’intérieur des deux campings pour apprécier les conditions de vie, l’entrée nous étant refusée en tant que visiteur extérieur. Néanmoins, devant l’établissement d’Arques, certains travailleurs chinois allaient et venaient à pied ou en vélo, avec des petits sacs de course. 

Même chose pour leurs comparses d’Audincthun, le dimanche, leur unique jour de repos. Le matin, plusieurs ouvriers sortent de leurs hébergements pour rejoindre le Aldi et le Carrefour Contact de Fauquembergues, ville la plus proche. Là-bas, ils achètent, entre autres, des bouteilles d’alcool et des paquets de chips. Pour cela, certains font près d’une heure de route à pied. D’autres attendent un minibus qui fait la navette.

Le dimanche matin, deux ouvriers reviennent du Carrefour Contact de Fauquembergues et rejoignent d’autres camarades en attendant la navette du retour. Fauquembergues, le 15/06/2025. Nicolas Malarte

Un programme qui diffère des activités de tourisme dominical vanté dans la Voix du Nord, selon laquelle les ouvriers « déambulent dans les rues du village [et] visitent Saint-Omer le week-end ». À Lumbres, ce tourisme semble loin : « ils ne sont jamais passés à l’Office de Tourisme », s’exclame Christine, amusée de la question. 

Ainsi, sur place, les travailleurs semblent vivre dans des bulles hermétiques. Pour manger, tous les repas, matin midi et soir, sont préparés dans des cuisines dédiées à leur venue, installées dans le camping d’Audincthun. 

Leurs contacts avec les locaux sont limités. Hormis aux abords de ces villages « chinois », il est rare de les croiser, voire impossible de leur parler. « On ne les voit jamais, à part aux courses le dimanche » confie en coup de vent Antoine*, devant le Aldi de Fauquembergues.

S’ils sont mélangés à des vacanciers du camping d’Arques, il est quasiment impossible de réserver une nuit à La Nouvelle Aventure

Le camping Beauséjour d’Arques accueille, en plus de ses touristes, plus de cinquante ouvriers chinois. Arques, le 15/06/2025. Nicolas Malarte

Un schéma qui se répète

Pourtant, la façon dont s’organise leur vie dans le Pas-de-Calais rappelle d’autres situations de travail détaché, comme sur le chantier MK3 du cimentier Holcim à Obourg (Belgique). Là-bas, la presse belge relate l’installation d’un « village chinois » avec des logements préfabriqués et de bonnes relations avec les locaux. Un dernier point contesté par certains témoignages d’habitants. « Dans le village, nous ne voyons strictement aucun ouvrier chinois. En ville non plus », détaille par messages Luc, habitant d’Obourg. 

Même chose autour de la cimenterie Martres Tolosane entre 2020 et 2021. Près de 120 travailleurs chinois de CBMI avaient été logés dans la discrétion la plus totale, dans des camping et foyer intercommunaux, que la préfecture de Haute-Garonne a déniché.

Et comme à Lumbres, certains détachements ont été réalisés au détriment du droit. En 2023, Le Canard Enchaîné avait fait état à Paris d’un chantier commandité par l’ambassade de Chine en France, réalisé par une vingtaine d’ouvriers chinois. Sur place, l’inspection du Travail avait découvert que ces derniers dormaient notamment sur place « dans des espaces compris entre 3 et 6m² » et voyaient leurs salaires versés tous les trois à six mois. Contacté sur cette affaire, le sous-traitant concerné CZICC France, n’a pas donné suite. 

Malgré ses avantages économiques pour les commanditaires, ce modèle basé sur l’immigration temporaire de travailleurs chinois reste marginal en France. Selon les derniers chiffres de la DARES, en 2022, seuls 420 Chinois étaient présents sur le territoire français pour une mission de travail temporaire. Un chiffre loin des 59 305 travailleurs détachés recensés, toute nationalités confondues, pour cette même année. 

Nicolas Malarte

Boîte noire

Pour cette enquête, le commanditaire des travaux EQIOM n’a pas souhaité répondre à nos questions, nous renvoyant directement aux éléments paru dans un article de la Voix du Nord le 6 juin 2025 et à un communiqué assurant que « Le projet K6 est réalisé dans le strict respect de l’ensemble de la législation française applicable, y compris en matière de droit du travail et les valeurs de notre entreprise. Les derniers contrôles effectués par les autorités compétentes, attestent que le projet est en totale conformité avec le droit français. ». De son côté, l’entreprise sous-traitante CBMI n’a pas répondu à nos sollicitations.

* : Plusieurs personnes rencontrées ont préféré garder l’anonymat.