Fin avril, le président russe Vladimir Poutine affirmait que des Français se battaient aux côtés des Russes sur le front ukrainien dans une unité baptisée «Normandie-Niémen». En réalité, notre enquête révèle que ces Français se comptent sur les doigts de la main, et sont surmédiatisés par la propagande pro-russe, dans un conflit qui est plus celui des images que celui des armes.

© Telegram Normandie-Niémen
Assis sur son fauteuil blanc au centre d’un hall du Musée de la Grande Guerre patriotique de Moscou, Vladimir Poutine joue au conférencier. Face à quelques dizaines de jeunes Russes, le chef du Kremlin a répondu le 30 avril pendant plus d’une heure aux interrogations de son audience, à l’occasion de la clôture du marathon pédagogique «Knowledge First». Un événement proposant des « discussions ouvertes entre les jeunes et des personnalités exceptionnelles » selon son site web. Profitant d’une question sur son soutien au développement de musées scolaires, le président russe a affirmé que « certains citoyens de la République française se battent côte à côte avec nos combattants dans la zone d’opération militaire spéciale [ndr. nom donné par la Russie au conflit en Ukraine], et ont nommé leur unité comme leurs grands-parents : Normandie-Niémen ».
© Marathon « Knowledge First »
Plus de huit décennies après la Seconde Guerre mondiale, Poutine convoque le souvenir de la collaboration militaire franco-russe à travers la référence au groupe de chasse « Normandie-Niémen ». L’unité composée de Français issus des Forces Françaises Libres du général de Gaulle fut créée en 1942. Elle est entrée dans l’histoire comme étant l’une des seules forces occidentales à s’être battue aux côtés de l’Armée rouge sur le sol soviétique lors du conflit.
La déclaration du chef du Kremlin n’a pas manqué de susciter des réactions en France, alors que l’Etat français condamne depuis 2022 l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et soutient publiquement le gouvernement ukrainien. De LCI à 20 Minutes, en passant par RTL et Ouest France, les propos de Poutine ont été repris et analysés dans la plupart des médias français. Une question se pose : qui sont les Français qui se battent aux côtés de Poutine, et qu’est-ce que l’unité Normandie-Niémen ? Les analyses d’experts se succèdent, s’accumulent, chacun y allant de son pronostic sur le nombre de Français engagés aux côtés de la Russie. Le Figaro et 20 Minutes, reprenant les informations de la télévision publique russe, mentionnent une trentaine de Français passés par l’unité depuis le début du conflit. Dans les colonnes du Parisien, tandis qu’Ulrich Bounat, analyste géopolitique spécialiste de l’Ukraine, mise sur une dizaine de Français, Peer de Jong, cofondateur de l’institut Themiis, table sur « une cinquantaine ou une petite centaine » de Français.
Selon notre enquête, ils ne seraient en réalité que trois citoyens d’origine française au sein du nouveau Normandie-Niémen, une unité modèle pour le Kremlin, adulée de la propagande pro-russe.
Un ancien de Wagner proche des renseignements militaires russes
Au cœur de cette unité : Sergei Munier, un individu d’origine franco-ukrainienne, ultra-médiatique, et bien connu des observateurs du conflit. Réserviste de l’armée française au début des années 2010, le natif de Louhansk s’est construit une notoriété en rejoignant dès 2014 la lutte armée des séparatistes pro-russes du Donbass. Un engagement qui ne l’empêcha pas de retourner vivre en France, où il apparaît au dîner gala de l’association « Dialogue Franco-Russe » de Thierry Mariani en novembre 2016, alors député élu du Rassemblement National, fait l’objet d’une fiche S depuis 2017, et prends part au service d’ordre lors des manifestations des gilets jaunes en 2019.

© Facebook Sergei Munier

« Dialogue Franco-Russe » en 2016.
© Facebook Association Dialogue Franco-Russe

© Facebook Sergei Munier
En 2022, lorsque la Russie lance son invasion de l’Ukraine, le Franco-Ukrainien reprend les armes, tout en documentant largement son quotidien sur les réseaux sociaux. Tantôt filmant les cadavres dans les rues de Marioupol, ou conduisant un véhicule blindé dans une ville de la région de Donetsk, Sergei Munier publie tout, et parfois trop. Début 2023, le journaliste Nicolas Quénel affirmait que les images postées par Munier témoignaient de son appartenance à la firme de mercenaires Wagner. Une accusation à laquelle le trentenaire se contentait à l’époque de répondre « je vous laisse chercher. » Contacté dans le cadre de cette enquête, Sergei Munier a d’abord répondu à nos messages, avant de ne pas donner suite lorsque nous lui avons soumis des questions sur son parcours et l’unité Normandie-Niémen.

© VKontakte Sergei Munier
En 2023, il s’affiche au sein de « Borz », une unité issue de la société militaire privée « Redut », elle-même contrôlée par les services de renseignement militaire russe, avant d’annoncer l’existence de l’unité Normandie-Niémen en avril 2024.
La lutte contre les « idées dégénérées de l’Occident »
Aux côtés de Sergei Munier, seuls deux Français semblent être actifs au sein de Normandie-Niémen. Les communications et apparitions médiatiques de l’unité présentent tout au plus deux individus, se présentant comme étant Français, et se surnommant Padre et Gauthier.

© Rossiya 1

© Rossiya 1
Dans un reportage sur l’unité diffusé par la chaîne étatique Rossiya 1, le premier déclare être un ex-instructeur de la Légion étrangère, et souhaiter s’installer en Russie afin d’y fonder une « famille chrétienne normale ». Le second, arrivé peu de temps avant le tournage du reportage, affirme être militaire de carrière, et ex-garde du corps de Jean-Marie Le Pen, photo floutée à l’appui. Il explique son arrivée par la volonté de lutter contre « les idées dégénérées de l’Occident, comme le wokisme, le LGBT, etc », et admet pouvoir tuer un Français sur le front.

© Rossiya 1
Hormis Padre et Gauthier, aucune mention n’est faite d’autres Français présents au sein de l’unité. Si bien que les deux recrues sont présentes sur chaque photos et vidéos postées sur Telegram, parfois pour des salutations du front, d’autres fois pour fêter le 9 mai, jour de la victoire. Munier lui-même se veut évasif lorsque la question lui est posée dans le reportage de Rossiya 1. Si le présentateur affirme « qu’une trentaine de citoyens français sont passés par le petit détachement de drones Normandie-Niémen », Munier lui dit ne pas pouvoir donner de chiffre, et se contente d’affirmer qu’actuellement « ils ne sont pas plus d’une douzaine ».
© Telegram Normandie Niémen
« Ils n’arrivent pas à recruter »
Selon Nicolas Quénel, journaliste spécialisé sur les volontaires français sur le front ukrainien, et ayant enquêté sur Sergei Munier, l’unité, et la Russie plus largement « n’arrivent pas à recruter » des volontaires étrangers. S’il reconnaît qu’il est « difficile de donner un chiffre exact », les Français combattant auprès des Russes seraient « moins d’une vingtaine, nettement », dont une bonne partie serait des binationaux ou des volontaires présents depuis 2014 dans le Donbass. « Une disproportion totale » pour le journaliste, face au nombre de volontaires français engagés en côté ukrainien. En juin 2023, le journal Le Monde estimait leur nombre à près de 300.
L’impopularité du camp russe n’est pas nouvelle pour les volontaires français. Dans une enquête publiée en avril 2025, le média d’investigation russe Important Stories publiait le nombre de mercenaires étrangers combattant aux côtés de la Russie en Ukraine. En s’appuyant sur une fuite des données médicales de la ville de Moscou, le média a identifié près de 1500 mercenaires étrangers ayant rejoint le conflit d’avril 2023 à mai 2024 en passant par une centre de recrutement Moscovite. Parmi les 1500, seuls deux étaient français, bien loin des 603 mercenaires népalais, ou des 51 mercenaires chinois.
La soupe du Kremlin
Qu’importe le nombre de Français que compte l’unité franco-russe, l’objectif sous-jacent semble être depuis ses débuts de faire parler d’elle. Et ce, en adoptant la rhétorique du Kremlin et en s’attirant les bonnes grâces des relais de la propagande pro-russe.
Le 5 avril 2024, lorsque le canal Telegram International Reporters – cofondé par la blogueuse pro-russe d’origine française Christelle Néant – publie la vidéo annonçant l’existence de l’unité Normandie-Niémen, les éléments de langage du Kremlin sont omniprésents. Face caméra, entouré de deux soldats cagoulés dans un bâtiment désaffecté, Sergei Munier, dit vouloir « s’adresser aux Français ». Devant l’insigne de l’escadron du régiment de chasse « Normandie-Niémen » il déclare être présent pour « commémorer la date de la création de l’unité Normandie-Niémen ». Dans une analogie avec la Seconde Guerre mondiale, il affirme que « des Français libres défendent les intérêts de la France ici même [ndr. sur le front Ukrainien] », sans pour autant les présenter. Les autres Français serviraient « un état étranger, comme à l’époque, où certains Français servaient les intérêts de l’État de l’Allemagne nazie ».

© Telegram International Reporters
Depuis cette annonce, l’unité n’a cessé d’être le porte voix du discours pro-russe. En mai 2024, l’unité crée son canal Telegram, suivi par quelques 3200 personnes. En français, les soldats publient presque quotidiennement. Souvent les messages célèbrent les morts ukrainiens dues à leur drone. Les autres posts évoquent tous azimuts les « conscriptions forcées » en Ukraine, François Bayrou qui peine à s’extraire d’un Rafale au salon du Bourget de juin 2025, ou les « désordres à Paris » suite à la victoire du PSG en Ligue des champions.

© Telegram Normandie-Niémen

© Telegram Normandie-Niémen
Lié au principal canal de propagande pro-russe francophone
Par-delà la portée du canal Normandie-Niémen, les messages postés sont massivement repris par les soutiens francophones de la Russie. Le canal International Reporters y joue un rôle de premier plan. Du 1er juin 2024 au 1er juin 2025, le média cofondé par Christelle Néant a partagé à 137 reprises, selon notre décompte, des messages issus du compte Telegram de Normandie-Niémen.
Et la proximité entre les deux canaux ne s’arrête pas là. Contactée dans le cadre de cette enquête, la rédaction d’International Reporters n’a pas répondu à notre demande d’entretien. Mais quelques jours après leur avoir posé nos questions, Laurent Brayard, un Français se présentant comme « reporter de guerre » pour International Reporters postait un message sur son compte Telegram, partagé ensuite sur le canal International Reporters. Il y affichait le profil de notre journaliste qualifié de « pur produit des chiens de garde du système », et déclarait ne pas souhaiter nous répondre craignant que les données partagées ne « finissent sur un bureau du renseignement militaire français ». Dans ce même message, il mentionne que notre journaliste est un pigiste de Slate. Or, nous n’avions jamais communiqué cette information à International Reporters. Cette précision avait été donnée quelques jours plus tôt à Sergei Munier, dans le cadre d’une autre demande d’entretien.
Le partage de cette information confirme à minima un dialogue direct entre l’un des plus importants canaux de propagande prorusse francophone, et l’unité Normandie-Niémen.

© Telegram Laurent Brayard Reporter
Les stars des médias russes
En Russie, la présence de Français sur le front ukrainien rencontre un franc succès dans les médias relayant la propagande du Kremlin. Depuis plusieurs années, Sergei Munier est cité dans l’ensemble du paysage médiatique russe. En janvier 2023 déjà, la journaliste Kim Marina, aujourd’hui députée proche de Poutine au parlement russe, consacrait une vidéo d’une quinzaine de minutes, sur celui « que l’Occident surnomme ‘Le Français de Poutine’ ». Puis au mois d’avril de la même année, Munier apparaissait aux côtés de Gabriel Dorochine, un descendant du Tsar Nicolas 2 dont la famille a immigré en France, dans un reportage de près de cinquante minutes de la chaîne privée NTV.
Et depuis la naissance de Normandie-Niémen, le succès s’amplifie. Pour l’hebdomadaire AiF, l’agence de presse TASS, Russia Today ou même pour la « Société nationale des cosaques en Russie », le soldat Munier multiplie les entretiens exclusifs. Son coup de pub le plus notable : un reportage de 35 minutes diffusé sur les chaînes publiques Rossiya 1 et Rossiya 24 à une heure de grande écoute fin avril, sobrement intitulé «Normandie-Niémen, le retour».
En France aussi, les actualités de Normandie-Niémen sont scrutées par les médias pro-russe. En avril 2025, le média Omerta, régulièrement pointé du doigt pour sa ligne éditoriale pro-Poutine, consacrait un reportage à l’unité de Sergei Munier, intitulé « Normandie-Niémen: les Français de Poutine ». Pendant une quarantaine de minutes, on y suit Munier et quelques soldats de son unité sur le front ukrainien. De ce reportage, le média a produit six autres vidéos, mettant en scène les Français membres de l’unité.

© Omerta
Un succès en trompe l’oeil
Cette médiatisation massive et croissante fait passer les Français de l’unité Normandie-Niémen pour des acteurs clés dans le conflit en Ukraine. La réalité est différente.
Dans un message publié sur leur canal Telegram le 24 avril 2025, l’unité mentionnait de « nombreuses propositions de soutenir financièrement l’unité Normandie-Niémen ». Des demandes qui les auraient poussés à créer une plateforme de don, partagée dans le même message. Deux mois après la publication de ce portefeuille en crypto-monnaie, il présente un solde de zéro dollars, aucune transaction n’y ayant été effectuée.
Dans un message publié sur leur canal Telegram le 24 avril 2025, l’unité mentionnait de « nombreuses propositions de soutenir financièrement l’unité Normandie-Niémen ». Des demandes qui les auraient poussés à créer une plateforme de don, partagée dans le même message. Deux mois après la publication de ce portefeuille en crypto-monnaie, il présente un solde de zéro dollars, aucune transaction n’y ayant été effectuée.


© Capture d’écran du site TRONSCAN
Le 19 mai, dans un autre message, l’unité affirmait avoir « reçu plusieurs dizaines de demandes pour rejoindre l’unité Normandie-Niémen ». Une tendance que Munier réaffirmait dans un entretien avec l’agence TASS le 3 juin. Aucun élément ne permet de confirmer ses dires, les dernières communications de Normandie-Niémen mentionnant uniquement les soldats Gauthier, Padre, et Sergei Munier.
La guerre des récits
Le déséquilibre entre l’intense médiatisation de l’unité et la présence française très limitée font de Normandie-Niémen un outil de propagande avant d’être une force de combats. Poutine affirmait d’ailleurs en septembre 2023 que la Russie n’avait « pas besoin d’inviter des gens de l’extérieur à combattre ».
Face caméra dans un reportage d’Adrien Bocquet – un Français désormais installé en Russie et influenceur pro-russe – Munier se félicitait déjà en 2023 de sa médiatisation sur LCI à la suite de la publication de l’enquête de Nicolas Quénel sur son parcours. Il l’appelait alors son « attaché de presse » avant d’ajouter : « LCI ils sont sympas, en réalité, grâce à eux j’ai gagné énormément en popularité, c’est en quelques sortes mes agents de presse, et c’est vrai que c’est très sympa de faire ça gratuitement pour moi».
Pour le compte X « L’œil du Kremlin« , traquant les relais de la propagande russe en France, Normandie-Niémen est une « marotte assez connue de la propagande russe » dont le Kremlin se servirait « pour mettre en avant un vécu commun et brouiller les lignes ». Et cette tendance ne démarre pas avec l’unité de Sergei Munier.
L’espace Normandie-Niémen, inauguré en 2015 – soit un an après l’invasion de la Crimée par la Russie – au sein du musée de l’air et de l’espace du Bourget, bénéficiait par exemple à sa création du mécénat de la banque russe Zenit et de la compagnie pétrolière Tatneft. Une opération concrétisée à l’époque grâce à « l’intermédiaire de l’ambassade de Russie en France » selon la communication du musée. Devant ce musée, le « Monument Normandie-Niémen » représentant deux pilotes de l’escadron de la Seconde Guerre mondiale est un cadeau de la Russie à la France, inauguré par les présidents Vladimir Poutine et Jacques Chirac en septembre 2006.

Pour Romain Mielcarek, journaliste et auteur spécialisé sur le renseignement russe, « l’unité a longtemps été un outil de lien avec la Russie ». Dans son livre Les Moujiks: La France dans les griffes des espions russes, il cite les milieux célébrant la mémoire du Normandie-Niémen comme « l’un des cercles les plus appréciés du renseignement militaire russe en France ». En convoquant aujourd’hui « le symbole » qu’est l’unité Normandie-Niémen en Russie, la propagande pro-russe joue avec la mémoire de sa Grande guerre patriotique. Dans le discours russe, aujourd’hui, comme à l’heure de la Seconde Guerre mondiale, des Français aux côtés de la Russie se battent contre les nazis, d’Allemagne ou d’Ukraine.

